Quelques mises au point concernant le surréalisme et ses pratiques
par un témoin-participant, Philippe Audoin.
Extraits des Surréalistes, Philippe Audoin, " Écrivains
de toujours ", Le Seuil.
" L'écriture automatique à laquelle tous les
membres du groupe s'adonnent avec une ferveur d'inventeurs ou de prophètes
est tenue pour le levier qui fera basculer l'homme du côté
de l'homme. S'y ajoute tout ce qui révèle la toute puissance
de l'Inconscient, les récits de rêves en particulier, et
ce qui paraît mettre en cause le concept même de hasard dans
la mesure où l'exploration et la production systématique
des coïncidences exagérées tend à ruiner l'idée
de fortuit au profit d'une hypothèse troublante touchant un ordre
latent qui tenterait de s'imposer à travers des séries causales
tenues généralement pour distinctes et indépendantes.
Il suffit, pour en vérifier l'action architectonique, de se maintenir
dans un état de disponibilité, d'entrouvrir la troisième
paupière que la raison impose à notre regard. Rien n'y dispose
mieux que la flânerie sans but, seul ou à quelques-unes.
La ville se mue alors en une forêt aventureuse où se multiplient
les prodiges, où des lieux sacrés - une humble boutique,
un passage, un carrefour, une statue - dévoilent leur vraie nature
de pièges du désir. La déambulation est, en elle-même,
une activité surréaliste majeure et donne lieu à
des communications dépouillées (Nadja ou lyrique (Le paysan
de Paris) centrées sur les phénomènes de hasard objectif.
Une même exploration du hasard inspire les jeux, renouvelées
des petits papiers, qui consistent, selon des règles diverses,
à former à plusieurs une phrase introuvable ; la première
obtenue par ce procédé :
" Le cadavre exquis boira le vin nouveau ", a donné son
nom macabre à ces êtres de langage, hybrides mais viables,
et dont bon nombre ont la même force convaincante que les proverbes
de tous les mondes et de tous les temps. "
" Je préciserai, à titre liminaire, qu'il n'y a pas,
qu'il ne peut y avoir de peinture surréaliste identifiable
et classable selon ses thèmes ou sa facture. Mais il y eut, il
y a encore des surréalistes qui s'expriment de préférence
par la peinture - ou tout autre moyen plastique. "
" S'il me fallait tracer un portrait-robot du surréaliste,
je dirais banalement que c'est d'abord un homme qui ne désespère
pas de la vie, un homme impatient de vivre, de vivre davantage, jusqu'aux
confins du possible, de vivre au besoin, de préférence,
l'impossible, sans quitter ou noyer pour autant l'idée qu'il se
fait de la vie, justement, et qui particulière, singulière,
n'en rend pas moins à l'universel. En ce sens il apparaît
comme un réalisateur, à l'occasion violent, de l'idée
non platonicienne mais plutôt hégélienne, qui surgit
de l'histoire et simultanément, dans tous les sens du terme, la
comprend. "
Quittant un moment le domaine spéculatif, je ne crois pas superflu
d'examiner, concrètement, simplement, le comment des entrées
et des sorties, les circonstances des unes et des autres. Pour ce faire,
je ne puis éviter de présenter le groupe comme une
sorte de noyau doté, à l'égard d'êtres qui
lui sont encore extérieurs, d'un fort pouvoir d'attraction. Certains
finiront, plus ou moins vite, par tomber sur cet astéroïde
qui les sollicite ; d'autres, faute d'occasion ou rebutés, ne décriront
autour de lui qu'une parabole et ne s'en approcheront que pour s'en éloigner.
Ainsi va le groupe, au centre d'un nuage électronique sans cesse
renouvelé dans ses éléments mais de charge constante,
et dans lequel il puise incessamment de nouvelles énergies.
Quelqu'un écrit, quelqu'un se présente ou fait présenter.
Le groupe articulé, toutes antennes dehors, évalue le nouvel
arrivant. Le courant passe ou non. Dans le second cas les procédures
de rejet sont, de part et d'autre, assez claires pour que personne n'ait
à insister. Ce phénomène n'a d'ailleurs rien d'original
: il en va de même pour toutes les communautés, qu'elles
se veuillent fermées ou accueillante. Serait-ce là tout
?
Le survenant a été quelque peu questionné, non par
le groupe constitué en jury, mais par l'un de ses membres, celui
avec lequel le hasard l'a mis en rapport C'est le seul examen de passage,
au demeurant informel, qui soit requis et les critères d'appréciation
n'ont rien de rigide : pas de credo à réciter, pas d'options
inconditionnelles à prononcer sur les diverses positions du mouvement.
On pourrait dire que le groupe tolère une très large diversité
des moindres intérêts.. Mais pour y prendre place, il convient
toutefois de ne pas démériter outre mesure des trois aspirations
cardinales, l'amour, la poésie, la liberté.
Le libertinage est mal vu ; n'empêche que nombre des membres du
groupe et non les moindres, l'ont assidûment et le cas échéant
hautement pratiqué sans qu'on y trouvât à redire.
Mais le goût trop appuyé du cynisme sentimental, l'inclination
à la gaillardise bien française, constituent des contre-indications
formelles, car il y a dès lors négation basse et parti-pris
de souillure du modèle éthique : l'éventualité
de l'amour-absolu.
Pas de place non plus pour le fapoîte, le fabricant de vers. Le
terme de fapoîte - faux-poète - est appliqué par Apollinaire,
dans le Poète assassiné, à un certain Paponat qui
figure Jean Cocteau, commis-voyageur en " avant-garde " et autres
attrapes prosodiques ; Cocteau était la bête noire des surréalistes
et tout personnage qui de près ou loin, s'exerçait à
une " poésie " comparable à la sienne, se voyait,
sans ménagements, prié de repasser.
Quant à la Liberté... Il est bien évident que les
tenants avérés de l'asservissement de type fasciste ou stalinien,
n'avaient rien à faire parmi les surréalistes ; ils n'ont
d'ailleurs jamais songé à s'y faufiler. Et si tel des surréalistes
ou pré-surréalistes perdait pied et glissait sur l'un ou
l'autre versant - Drieu la Rochelle, Dali dans le premier cas, Aragon,
Tzara, Eluard et d'autres dans le second - il en tirait sans délai
les conséquences obligées et rompait avant même d'être
exclu. Ceci étant, le groupe a accueilli et tenus pour siens ou
pour proches, nombre de personnages a-politques ou faiblement motivés
dans ce domaine, dès lors qu'ils accordaient, au moins en principe,
que l'émancipation de l'homme était un projet inévitable.
A ces nuances près, l'agrégation ou non du nouvel arrivant
tenait au sentiment qu'on avait, non tant de ses talents de poète
ou de peintre - des médiocres, peut-être trop, ont été
accueillis sans réticences - mais avant tout de sa qualification
poétique, ce qui est tout autre chose pour des hommes convaincus
que l'exercice de la poésie déborde sans mesure le cadre
du poème écrit ou de la toile peinte. Un écrivain
dénué de voix, de souffle, un peintre laborieux et sans
génie peuvent avoir une façon parfaitement poétique
de vivre - et cela suffit. Un membre du groupe n'est pas jugé sur
ses uvres mais son allure. En théorie, je dis bien en théorie,
la notion même d'" uvre " est incompatible avec
le projet surréaliste.
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